Médard en mer — une nouvelle inspirée de son journal (1913–1918)

La mer respirait lentement ce soir-là, comme un animal immense. Médard, appuyé contre le bastingage, laissait la brume venir mouiller son visage. Il était jeune, encore, mais il avait déjà compris que la mer n’était pas un paysage : c’était une épreuve.

Le navire avançait sans bruit, glissant sur les grandes routes où rôdaient les sous-marins. On était en pleine guerre, et chaque nuit portait le même poids : celui d’un silence qu’on n’ose pas briser.

Médard sortit de sa poche le petit feuillet de prières qu’il gardait depuis Québec. Il l’ouvrit lentement, comme on déplie une certitude.

« Je promets plusieurs messes au Sacré-Cœur… pour être préservé de tout accident durant ce voyage… »

C’était écrit de sa propre main, dans ce mélange de respect et d’urgence que seul un homme en danger peut sentir. Les mots tremblaient un peu, mais pas à cause du froid.

Il se souvenait très bien du moment où il avait rédigé cette promesse : un soir d’avant le départ, où la rumeur des mines dérivantes et des torpilles avait traversé les cafés du port comme un courant noir.


La nuit des torpilles

Le capitaine avait ordonné toutes les lumières éteintes. Le navire avançait aveugle. Les hommes chuchotaient, mais leurs voix se perdaient dans le vent.

Médard fixait la surface sombre. Il avait entendu dire que les torpilles allemandes ne faisaient aucun bruit avant l’impact. Le simple fait d’y penser lui serra la gorge.

Alors il s’était tourné de nouveau vers la prière. Pas par habitude ; par accord intérieur.

« Bonne Sainte-Anne, protégez-nous… »

Il ne demandait pas seulement à être sauvé : il demandait de continuer, d’avancer, d’accomplir ce qu’il devait accomplir — même si, à ce moment-là, il ignorait encore que son destin serait de sculpter.


Tempête

Quelques jours plus tard, la mer décida de se soulever. Une vraie tempête, une qui fait perdre pied même aux marins aguerris.

Le bateau montait, descendait, retombait. Chaque creux semblait vouloir engloutir tout l’équipage. L’air sentait le sel, la peur et la corde humide.

Médard, agrippé au treuil, sentait son cœur battre au rythme des vagues. Il pensa de nouveau à sa promesse. Il la répéta, cette fois sans voix, seulement dans la poitrine.

Il n’était pas certain d’être un homme particulièrement brave, mais il savait faire une chose : tenir bon.

Et il tint.


Une trêve dans le vent

Le lendemain, la mer était redevenue une grande plaine immobile. Le soleil, timide d’abord, commença à éclairer les haubans. On aurait dit que rien ne s’était passé.

Médard marcha sur le pont. Il aimait ces matins-là : quand tout l’équipage respire un peu plus fort, comme pour remercier.

Il pensa alors à la chapelle de Sainte-Anne-de-Beaupré, aux cierges, aux planchers qui sentent la cire. Il se promit d’y retourner.

Ce qu’il ne savait pas encore, c’est qu’un jour, ce réflexe de tourner son regard vers le haut deviendrait la base de toute son œuvre sculptée.


Retour au pays

Quand il revint finalement à Saint-Jean-Port-Joli, le fleuve lui parut plus grand que l’océan. Le vent n’avait plus la même voix. Il sentait la terre.

Il reprit son travail de charpenterie. Mais dans ses mains, il y avait désormais autre chose : la patience des longues nuits en mer, la peur transformée en calme, et cette gratitude qui l’avait accompagné partout.

La sculpture viendrait quelques années plus tard. Elle naîtrait exactement du même mouvement que ses prières de marin : une manière de tenir debout, de chercher la beauté, de répondre à un appel silencieux.


Épilogue

Des années plus tard, quand Médard sculpterait ses premiers crucifix, il se souviendrait des nuits sombres où il avait placé sa vie dans les mains de Dieu.

Et tandis que le couteau entaillerait le bois, il entendrait encore — quelque part très loin, dans une mémoire que la mer n’efface jamais — le bruit léger des vagues contre la coque, et la voix intérieure qui lui disait :

Continue. Je suis là.