Médard Bourgault : l’art populaire québécois au niveau d’Auguste Rodin
Un autodidacte enraciné dans le Québec rural et catholique
Médard Bourgault (1897–1967) est un sculpteur québécois autodidacte originaire de Saint-Jean-Port-Joli, un village rural catholique sur la côte du Saint-Laurent(1). Issu d’une famille modeste de menuisiers et de marins, il apprend la sculpture sur bois par lui-même, en puisant dans le savoir-faire artisanal de sa communauté. Jeune homme, il est encouragé par un sculpteur local au canif (Arthur Fournier) puis remarqué en 1930 par l’anthropologue Marius Barbeau, qui lui achète des pièces et le fait connaître aux milieux culturels(2). Grâce à cette reconnaissance et à l’essor du tourisme le long du Saint-Laurent pendant la Grande Dépression, Bourgault commence à vendre ses sculptures aux visiteurs de passage, installant même un étal devant sa maison pour écouler ses œuvres(3). Rapidement, ses scènes sculptées de la vie traditionnelle séduisent le public : il reçoit un nombre impressionnant de commandes qui l’obligent à améliorer et adapter son style tout en conservant son indépendance(4). Avec ses frères André et Jean-Julien – également sculpteurs –, il forme des apprentis et contribue à faire de Saint-Jean-Port-Joli la « capitale de la sculpture sur bois » au Québec(5).
Bourgault est profondément ancré dans le Québec catholique du XXᵉ siècle, à une époque où l’Église et les traditions rurales rythment la vie quotidienne. Sa foi personnelle est intense : très tôt, il décide de se consacrer à l’art religieux pour répondre aux besoins de l’Église tout en exprimant sa propre spiritualité(6). Pendant plus de trente ans, ses sculptures témoignent de sa foi profonde, trouvant place dans de nombreuses églises et chapelles de la province. Cette double identité – artiste paysan autodidacte et croyant fervent – définit le parcours de Bourgault et la singularité de son œuvre. Profondément enraciné dans son terroir, il puise son inspiration dans la vie de la campagne québécoise et la dévotion catholique, tout en aspirant à une expression artistique universelle.
Des scènes de foi, de mer et de vie quotidienne sculptées dans le bois
Les thèmes de prédilection de Médard Bourgault reflètent son milieu et ses croyances. Ses premières œuvres s’inspirent du quotidien rural qu’il observe autour de lui : familles de fermiers, bûcherons au travail, scènes de la vie des champs, attelages de bœufs, chiens de ferme, etc.(7). Il affectionne aussi les sujets liés à la mer et à la navigation, héritage de son passé de marin. Par exemple, il représente des pêcheurs gaspésiens tirant leurs filets pleins de poissons, ou des capitaines de goélettes en imperméable affrontant le vent du fleuve(8). Une de ces scènes maritimes est le bas-relief La pêche (1961) – une grande composition en pin où trois pêcheurs halent un lourd filet à bord de leur embarcation, sous le vol des goélands(9). À travers ces personnages marins et paysans, Bourgault rend hommage aux métiers traditionnels et à la vie simple du Québec rural du milieu du XXᵉ siècle.
En parallèle, et de plus en plus avec le temps, Bourgault se tourne vers les sujets religieux dictés par sa foi catholique. Il sculpte de nombreuses représentations de la Vierge Marie (par exemple Notre-Dame des blés ou Notre-Dame des flots) ainsi que des scènes tirées de la Bible et de la vie des saints(10).
Surtout, il excelle dans la réalisation de chemins de croix : ces suites de quatorze bas-reliefs illustrant la Passion du Christ sont très demandées par les paroisses en expansion dans les années 1940-50(11). Ses chemins de croix en bois sculpté ornent ainsi plusieurs églises du Québec (chapelle des Jésuites à Québec, église de Saint-Jean-Port-Joli, etc.) et même des communautés religieuses hors province(12). Cette production sacrée – Vierges à l’enfant, crucifix, statues de saints, etc. – occupe une place centrale dans son œuvre, portée par sa foi intense et par le besoin des églises locales en art religieux(13).
Qu’il représente un paysan semant son champ ou le Christ tombant sous la Croix, Bourgault travaille essentiellement le bois (tilleul, pin ou noyer) qu’il sculpte en ronde-bosse ou en haut-relief. Il pratique la taille directe, sans moule ni modèle intermédiaire, s’attaquant au bloc de bois avec ses gouges et ciseaux. Cette approche artisanale confère à ses pièces un caractère brut et vivant, où la texture du bois et les traces d’outil participent à l’esthétique. Le matériau chaleureux du bois, souvent rehaussé de polychromie dans ses premières œuvres(14), s’accorde bien aux scènes populaires et religieuses qu’il dépeint, leur donnant une présence organique particulière.
Une technique sincère et une foi profonde au service de l’émotion
Malgré son étiquette d’« artiste d’art populaire », Médard Bourgault développe une technique et un style capables de véhiculer une intense charge émotionnelle. Son statut d’autodidacte, loin d’être un frein, lui permet de sculpter avec sincérité, en dehors des conventions académiques. Il observe attentivement ses sujets – qu’il s’agisse d’un laboureur ou du Christ en croix – et en extrait l’essence expressive plutôt que le détail académique. Ses œuvres privilégient la force des attitudes et des expressions sur la précision anatomique. Comme Rodin l’affirmait lui-même : « Un bon sculpteur (…) ne représente pas seulement la musculature, mais aussi la vie qui les réchauffe. »(15)
La spiritualité de Bourgault est un moteur essentiel de son art. Ses Christ en croix, ses Vierges et ses saints expriment une piété tangible et une humanité qui touchent le spectateur. Cette dimension spirituelle sincère donne à son travail une gravité et une profondeur d’émotion peu communes dans l’art dit « naïf ». Ses grands reliefs sont « très touchants et témoignent d’une grande sincérité en regard de la vie et de la société »(16).
Sur le plan de la composition, Bourgault fait preuve d’une inventivité remarquable pour un artiste non formé aux Beaux-Arts. Dans ses bas-reliefs narratifs, il utilise la profondeur, la perspective, le dynamisme. Dans ses chemins de croix, l’agencement des personnages crée une dramaturgie poignante. Dans son grand cycle de panneaux sur l’« identité québécoise » – Le berceau d’une race, Le défricheur, La forge, Le fardeau des guerres, etc. – il compose une véritable épopée visuelle(17). Réalisé durant la Seconde Guerre mondiale, ce cycle marie tradition et modernité(18).
Des œuvres d’une expressivité magistrale, dignes des grands maîtres
Chemins de croix
Parmi les plus frappants exemples : les chemins de croix sculptés pour la chapelle des Jésuites (Québec) ou Caraquet. La station Jésus meurt sur la croix (12ᵉ) montre le Christ la tête inclinée vers sa mère, composition d’une grande intensité(19). L’un de ses chemins de croix, commandé en 1948, attira l’attention d’architectes et de connaisseurs d’art sacré(20).
Le fardeau des guerres (1943)
Haut-relief en pin, souvent considéré comme son chef-d’œuvre moderne : un homme courbé sous un faisceau d’armes symbolisant la souffrance collective. Des experts affirment que l’œuvre « cadrerait bien avec les pièces d’autres grands maîtres » dans un musée d’art moderne(21). Elle partage une force expressive comparable à Rodin.
Statues mariales
Parmi ses pièces majeures : • Notre-Dame des flots (1943), acquise par le Musée du Québec(22) • Notre-Dame des habitants (Vierge à la gerbe de blé), sélectionnée par Marius Barbeau dans The World’s Great Madonnas aux côtés de Michel-Ange et Raphaël(23)
Reconnaissance et hiérarchies : Rodin vs Bourgault
Rodin (1840–1917) fut reconnu internationalement, célébré, honoré, muséifié(24)(25).
Bourgault, autodidacte rural, connut surtout une reconnaissance régionale(26)(27). Ses œuvres étaient recherchées, les journaux parlaient de lui, les dignitaires visitaient son atelier, mais il resta classé dans l’« art populaire ».
La hiérarchie culturelle privilégiait les artistes formés en milieu urbain. Pourtant, Bourgault tenta, à la fin de sa vie, des sujets académiques tels que Les Trois Grâces ou Le baiser d’adieu(28)(29).
Redécouvrir Bourgault
Il est temps de considérer Bourgault comme une contribution artistique de portée universelle. Son œuvre transcende son milieu et rejoint des thématiques humaines profondes. Elle montre que l’art populaire peut atteindre une expressivité égale à l’art « cultivé ». Ses sculptures voyagent aujourd’hui dans le monde entier(30).
En replaçant Bourgault aux côtés de Rodin, on affirme que l’émotion artistique n’a pas de passeport.
Sources
Yves Hébert, « Médard Bourgault, pionnier de la sculpture sur bois », Le Placoteux, 5 février 2024. Jean-François Blanchette, Médard Bourgault et ses héritiers – Un siècle de sculpture à Saint-Jean-Port-Joli, Société québécoise d’ethnologie, 2023. Jean-François Blanchette, « Médard Bourgault, maître d’art, 1930–1967 », Société québécoise d’ethnologie, 2021. Répertoire du patrimoine culturel du Québec, fiches « Bas-relief (La pêche) » et « Station de chemin de croix (Jésus meurt sur la croix) ». Wikipédia, article « Médard Bourgault » (consulté en 2025). Musée des beaux-arts du Canada, notice « Auguste Rodin ». Ethnologie du Québec, « Les Trois Bérets et les ateliers de sculpture de Saint-Jean-Port-Joli », Rabatka, vol. 18, 2020.
https://ethnologiequebec.org/2021/04/medard-bourgault-maitre-dart-1930-1967/
https://leplacoteux.com/medard-bourgault-pionnier-de-la-sculpture-sur-bois/
https://www.septentrion.qc.ca/catalogue/medard-bourgault-et-ses-heritiers
https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=234672&type=bien
https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=231290&type=bien