L’impact de Médard Bourgault dans l’histoire de l’art québécois
Médard Bourgault (1897–1967) est reconnu comme le père de la tradition moderne de la sculpture sur bois au Québec.
Autodidacte originaire de Saint-Jean-Port-Joli, il reprend au tournant des années 1930 un artisanat religieux alors en déclin. Avant Médard, la sculpture sur bois d’inspiration religieuse, ancrée depuis le XVIIe siècle, avait été presque abandonnée au XIXᵉ au profit des statues de plâtre importées de modèles étrangers. Les églises québécoises se tournaient massivement vers ce substitut industriel ; les artisans locaux, quand ils existaient, étaient rarement formellement reconnus comme artistes.
Art traditionnel (sculpture religieuse, artisanat)
Situation avant Médard
Le Québec rural du début XXᵉ siècle connaît des pratiques artisanales traditionnelles mais moribondes. La sculpture sur bois religieuse est devenue marginale au profit de productions industrielles (statues en plâtre ou importées). Le métier de sculpteur-artisan vit surtout de commandes d’églises et de mobilier religieux, avec peu de place pour la création profane. Les savoir-faire existent dans les villages, mais leur transmission reste informelle et limitée.
Action de Médard
À son retour de la marine marchande, Médard Bourgault se consacre entièrement à la sculpture sur bois (dès 1929–1930), à la faveur d’une crise économique qui l’a laissé sans emploi. Sa rencontre avec l’ethnologue Marius Barbeau en 1930 est déterminante : ce dernier lui achète ses œuvres et le fait entrer dans les réseaux de collectionneurs et de milieux culturels au Canada et à l’étranger. Stimulé par l’arrivée de nombreux touristes via le nouveau boulevard des Marins (inauguré en 1929), le gouvernement du Québec favorise la mise en valeur des métiers artisanaux. Médard installe une table devant sa maison et vend directement au public des statuettes vernaculaires – paysans, bûcherons, types québécois – qu’il sculpte et souvent polychrome lui-même. Il introduit alors de nouveaux sujets profanes dans la sculpture sur bois, tout en continuant à réaliser des œuvres liturgiques (Vierges, chemins de croix) sur demande.
Situation après Médard
L’action de Médard Bourgault transforme radicalement le paysage artisanal. Avec ses frères Jean-Julien et André (les « trois Bérets »), il fonde en 1940 la première École de sculpture sur bois subventionnée par l’État du Québec. Plusieurs générations de sculpteurs y sont formées, assurant la transmission des techniques. En quelques décennies, plus d’une centaine de familles tirent leur subsistance de la sculpture sur bois à Saint-Jean-Port-Joli. Les créations des Bourgault suscitent un engouement significatif : dès les années 1940, la municipalité est surnommée la « capitale de l’artisanat ». La tradition se perpétue tant dans le religieux (retables, ornements d’église) que dans l’artisanat profane et l’art sacré.
En somme, Bourgault redonne un nouvel élan à une tradition abandonnée : « il a redonné un élan à la sculpture sur bois d’inspiration religieuse, enracinée depuis le XVIIᵉ siècle mais délaissée à partir du XIXᵉ siècle ». La continuité est nette dans la valorisation du travail manuel et familial hérité des paysans québécois, mais il y a rupture dans la forme : l’artiste cède aux exigences du marché moderne (scènes de la vie rurale, simplicité des sujets) et dessine les premières lignes d’une véritable « école québécoise » de sculpture populaire.
Beaux-arts (relations avec les institutions, reconnaissance artistique)
Situation avant Médard
Dans la première moitié du XXᵉ siècle, le « marché » des beaux-arts au Québec privilégie la peinture et la sculpture académique ou moderne. L’art populaire et l’artisanat sont largement tenus à l’écart des grandes institutions muséales et des programmes de formation artistique. Quand Bourgault commence à sculpter, ses œuvres sont avant tout considérées comme de l’artisanat ou du folklore régional. Les élites artistiques francophones du Québec, sensibles au cinéma et aux traditions culturelles, accordent plus d’intérêt aux arts visuels « savants » qu’à la sculpture sur bois vernaculaire.
Action de Médard
Médard Bourgault agit moins sur le monde institutionnel que sur la perception populaire de l’art. Grâce à Barbeau et à des commandes publiques (mobilier d’églises, crèches, etc.), ses œuvres circulent dans des églises et quelques musées d’ethnologie. Toutefois, son positionnement « entre » artisanat et art le place souvent à l’écart du système académique. Les musées nationaux n’organisent pas d’expositions majeures à son honneur, et son travail reste longtemps méconnu du grand public cultivé. Néanmoins, Bourgault et ses frères réussissent à faire reconnaître la valeur esthétique de leurs créations : leur approche narrative et expressive est perçue comme « authentiquement québécoise » et basée sur des valeurs traditionnelles (famille, foi, travail manuel). Cette nouvelle reconnaissance identitaire du « patrimoine populaire » est soutenue par des organismes ethnologiques (SQE, ou Conseil des arts du Québec naissant en 1957) qui valorisent les « porteurs de tradition ».
Situation après Médard
Dans la seconde moitié du XXᵉ siècle, la dichotomie entre beaux-arts et art populaire se cristallise davantage. Comme le souligne l’inventaire du patrimoine immatériel, les politiques culturelles tendent à établir la figure de l’« artiste professionnel » et excluent encore l’art populaire des formations et des musées d’art. En dépit de cela, l’héritage de Bourgault commence tardivement à franchir le fossé institutionnel. Quelques-unes de ses sculptures religieuses entrent dans les collections publiques (par exemple, on en compte plusieurs au Musée national des beaux-arts du Québec), et le travail des Bourgault fait l’objet d’études ethnologiques.
Plus récemment, des sculpteurs de la lignée familiale, comme Pierre Bourgault (né en 1942, neveu de Médard), obtiennent d’importantes distinctions en arts visuels (prix Paul-Émile Borduas, prix du Gouverneur général). Dans ses interviews, Pierre Bourgault note que sa famille a longtemps été vue par les institutions comme des « gosseux de bois » peu sérieux, et qu’il espérait une reconnaissance formelle de ce nom. Cet élan tardif vers la reconnaissance confirme une rupture : le prestige académique du milieu de l’art montre aujourd’hui du respect pour une tradition qui y était ignorée.
Art contemporain (héritage formel et conceptuel)
Après-Médard et continuité
L’influence de Bourgault se prolonge dans l’art contemporain québécois, notamment au Québec rural. À Saint-Jean-Port-Joli, l’enseignement de la sculpture hérité des Bourgault évolue vers la modernité. Le vieil atelier-école, redéfini en 1992, devient le Centre Est-Nord-Est consacré à l’art contemporain et accueille des résidences d’artistes. En 1984, la municipalité organise un Symposium international de sculpture contemporaine, marquant la volonté d’établir un dialogue entre tradition et innovation. Plusieurs sculpteurs locaux perpétuent le travail du bois en explorant de nouveaux matériaux et échelles (pierres, métaux, installations). L’exposition permanente du Musée de la mémoire vivante note ainsi qu’à partir des années 1950, les thèmes se modernisent et des formes inédites apparaissent dans la sculpture régionale.
Héritage formel et conceptuel
Médard Bourgault a pérennisé le mode de la taille directe du bois, à l’affût du grain et du sujet – un geste formel qui traverse les générations. Il a aussi inauguré une démarche narrative où le sculpteur raconte l’identité collective par la figuration. Cette dimension conceptuelle se retrouve aujourd’hui dans les œuvres qui interrogent l’histoire québécoise et les mythes fondateurs.
Par exemple, les volumes monumentaux de Pierre Bourgault (formes abstraites évoquant la mer) prolongent indirectement l’intérêt familial pour le bois, tandis que des artistes conceptuels s’inspirent de l’idée même d’« art paysan » qu’incarnait Médard. En somme, la rupture principale réside dans l’élévation du statut de cette pratique : ce qui était considéré comme artisanat populaire est désormais assumé comme une composante légitime de l’art contemporain québécois.
Conclusion
L’œuvre de Médard Bourgault a ainsi engendré à la fois une continuité et des ruptures dans l’histoire de l’art québécois. Continuité, car il ancre durablement la sculpture sur bois dans la culture populaire québécoise et forme de nombreux artisans-sculpteurs. Rupture, car il a contribué à franchir la frontière entre art populaire et beaux-arts : en faisant rayonner un style « authentiquement québécois », il a rendu possible une revalorisation ultérieure par les institutions et l’art contemporain. Aujourd’hui, le « mouvement Bourgault » est reconnu comme le fondement d’un renouveau national : sans lui, Saint-Jean-Port-Joli n’aurait jamais été la capitale de la sculpture qu’elle est devenue. Les héritiers de Bourgault, en atelier ou en musée, perpétuent un dialogue entre tradition et modernité, prolongeant l’impact du « maître-sculpteur » sur les pratiques artistiques au Québec.
Sources
Site patrimonial du Domaine-Médard-Bourgault – Répertoire du patrimoine culturel du Québec https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=211488&type=bien
Médard Bourgault, maître d’art, 1930-1967 – Société québécoise d'ethnologie https://ethnologiequebec.org/2021/04/medard-bourgault-maitre-dart-1930-1967/
Les trois Bérets et la sculpture sur bois – Saint-Jean-Port-Joli https://saintjeanportjoli.com/les-trois-berets-et-la-sculpture-sur-bois/
Les retrouvailles des héritiers de Médard Bourgault : un immense succès https://ethnologiequebec.org/2017/09/les-retrouvailles-des-heritiers-de-medard-bourgault-un-immense-succes/
Sculpture d'art populaire – Répertoire du patrimoine culturel du Québec https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=81&type=imma
Pierre Bourgault remporte un prix du Gouverneur général en arts visuels au Canada https://leplacoteux.com/pierre-bourgault-remporte-un-prix-du-gouverneur-general-en-arts-visuels-au-canada/