Taille directe du bois : méditation sur la matière
Taille directe du bois : méditation sur la matière
Taille directe du bois : méditation sur la matière La taille directe est une démarche de sculpture qui ne tolère ni les esquisses préliminaires ni les rectifications a posteriori. Dans la tradition de Médard Bourgault (1897–1967) et de son atelier à Saint-Jean-Port-Joli (Québec), sculpter le bois était avant tout un dialogue silencieux avec la matière. La lignée Bourgault a ainsi « instauré une tradition en sculpture en taille directe dans la région, qui perdure depuis plus de 75 ans »¹. Être « à l’affût du grain et du sujet » signifie que le sculpteur entre tout de suite en communion avec le bois : il observe chaque veine, chaque nœud, prêt à laisser la forme latente s’y dévoiler. Cette approche requiert sobriété et précision plutôt que grandiloquence – l’œuvre naît du geste « mesuré » posé sur le bois brut, et non d’une composition sophistiquée.
Lecture attentive du bois
Sur la photographie ci-dessus, l’artisan travaille un bloc de bois avec gouge et maillet : le geste est maîtrisé, l’œil scrute le fil du bois. La taille directe commence par une longue observation silencieuse de la bûche. Avant tout coup, le sculpteur « regarde très longtemps » le tronc pour y déceler angles d’attaque et lignes de force². En épousant le grain, il anticipe le sujet : les fibres et les nœuds suggèrent des volumes, des silhouettes, qui orientent la taille. Vincent Balmes résume cette relation quasi-animiste : « la fouille de chaque bois… à la taille directe à main levée… met au jour les lignes de force qui habitent ce fragment d’arbre, enfourchure, racines ou fût ; […] c’est dans cette lecture de son histoire que je perçois les présences d’esprits qui l’auront habité »³. Autrement dit, le sculpteur perçoit dans la trame naturelle du bois l’ébauche de ce qui peut émerger – un véritable « déjà-là » qui sommeille dans la matière.
Un geste sans repentir
La taille directe exige un engagement total du geste. Contrairement au modelage où on peut recommencer, chaque coup de ciseau porté dans le bois est définitif. Comme l’écrit Nicolas Laborde à propos du travail en taille directe : « c’est un ouvrage lent, diligent, où le repentir n’existe pas. Chaque geste est pensé, mesuré, pour être exécuté avec dextérité »⁴. En d’autres termes, on ne peut pas revenir en arrière : « il n’y a pas de repentir possible », rappelle encore Denis Monfleur à propos de son travail direct⁵. L’incertitude est alors réductrice : tout doit être résolu en amont du geste. Cette contrainte rend chaque intervention extrêmement consciente. Le sculpteur est ainsi à la fois précis et concentré, car il sait que la moindre erreur, le moindre surcoup, ne pourra être corrigé ultérieurement.
Confiance dans la matière et l’intuition
Malgré la rudesse apparente de cette technique, la taille directe repose sur la confiance — en soi, en l’outil, et surtout en la matière bois. Thierry Martenon souligne que, bien que la taille directe « ne laisse que peu de place à l’erreur, son expertise [du sculpteur] lui permet d’aborder cette phase avec confiance et efficacité »⁶. Cette assurance naît de l’expérience et d’une écoute attentive du bois. Le bois est en effet une matière vivante (même morte), chargée du temps de sa croissance : sa couleur, sa dureté, sa nervosité informent le sculpteur. Faire confiance au bois revient à croire que la forme enfouie en lui attend d’être libérée. Balmes évoque cette dimension en notant que l’objet fini est un « déjà-là dévoilé »⁷. Autrement dit, le résultat final semble exister en puissance dans le bloc brut : le sculpteur l’a reconnu et manifesté par son geste. C’est donc un acte de foi et d’attention : on suit la direction des fibres, on répercute le coup sur la matière – mais on accompagne d’abord le bois, comme on suivrait doucement une énigme qui s’éclaircit.
Approches préparatoires et taille directe
La taille directe se distingue fondamentalement des approches préparées (dessin, modelage, moulage). Selon Bourdelle, au XIXᵉ siècle le sculpteur « modeleur » travaille la terre, la cire ou la plastiline de manière progressive : on fait des esquisses successives et on change la forme au fil du travail. De même, en modelage on bâtit la forme en ajoutant de la matière, ce qui autorise de multiples reprises. En taille directe, tout l’inverse se produit : on enlève la matière d’un bloc sans modèle préalable et sans dispositif de report⁸. Pour mieux saisir ce contraste, on peut comparer :
Modelage (argile, terre) : on construit et réajuste la forme en ajoutant ou en enlevant de la matière malléable⁹. L’erreur est facile à corriger, l’œuvre peut être remaniée sans dommage. Cette démarche progressive autorise le perfectionnement continu.
Moulage et tirages : à partir d’un modèle définitif, on fabrique un moule pour tirer des épreuves en plâtre ou en métal¹⁰. Cette chaîne technique permet de reproduire ou d’expérimenter librement (on peut casser des pièces de moulage sans perdre l’original). Mais elle introduit l’intermédiaire du plâtre et du métal – l’acte créateur n’est plus entièrement « sur le vif ».
Travail préparé (croquis, gabarits) : dessiner ou calquer d’avance impose des formes préétablies. Le sculpteur devient d’abord concepteur avant d’être tailleur. En taille directe pure, cette étape préparatoire est bannie : on n’« exécute » pas un plan, on découvre une forme.
Dans chacune de ces méthodes, l’esprit direct est trahi : il y a toujours un filet de sécurité ou une contrainte externe. Le modelage et le moulage renforcent le contrôle de l’artiste sur la forme, mais au prix d’un éloignement de la spontanéité et du contact intime avec le bois. C’est pourquoi Médard Bourgault et ses continuateurs insistaient sur la liberté du geste unique, préférant tailler « en direct » plutôt que de suivre un plan figé.
Discipline du regard et achèvement
La taille directe est aussi une discipline du regard : elle impose au sculpteur de toujours vérifier sa vision par le toucher. L’ébauche se façonne jusqu’aux derniers détails grâce à une observation minutieuse des plans et des textures. Même lorsque le volume général est dégrossi, le travail s’effectue souvent à mains nues (« mes mains, ce sont mes yeux » comme le dit l’adage du sculpteur) pour sentir les irrégularités. Chaque grain de bois peut influencer le relief, chaque changement de veine peut suggérer un affinage du profil. L’attention que requiert cette pratique est un véritable entraînement du regard, qui devient sensible aux moindres variations de la surface.
Ce chemin de l’attention rejoint l’esprit méditatif : l’action du sculpteur s’apparente à un dialogue silencieux. C’est dans le rythme lent et posé des coups de gouge, dans l’écoute du mouvement des copeaux, que s’exprime la connexion intime entre l’homme et la nature du bois. Cette démarche humble et rigoureuse impose de la retenue : le sculpteur sert le matériau plutôt qu’il ne l’exploite. Il fait confiance à ses intuitions et à l’information que lui donne le grain, et ainsi laisse enfin surgir le sujet qui sommeillait dans le bois. Au final, la taille directe se révèle moins comme une conquête que comme une révérence – un acte confiant où le sculpteur offre à la forme naissante l’intégralité de son regard et de son geste.
Sources
(identiques au PDF, dans le même ordre)
https://dambrine.com/texts/7-sculptures/#:~:text=Dans%20la%20taille%2C%20une%20seule
https://www.bourdelle.paris.fr/explorer/ressources/les-techniques-de-la-sculpture
https://www.bourdelle.paris.fr/explorer/ressources/les-techniques-de-la-sculpture
https://www.bourdelle.paris.fr/explorer/ressources/les-techniques-de-la-sculpture