Servul Dumas : biographie d’un homme réel devenu figure sculptée à Saint-Jean-Port-Joli

Pourquoi ce texte existe : Son nom circule encore dans les ateliers, dans les conversations des sculpteurs anciens et dans les anecdotes des familles du village. On connaît ses silhouettes sculptées, vendues pendant des décennies, mais on connaît très peu l’homme lui-même. Ce texte vise à rassembler ce que la mémoire locale a conservé de Servul Dumas, à éclairer la figure réelle qui se cache derrière un symbole de la sculpture québécoise, et à donner un visage humain à celui qui est devenu une icône populaire.


Un homme réel, au début du XXᵉ siècle

Dans les premières décennies du XXᵉ siècle, Saint-Jean-Port-Joli n’était qu’un petit village côtier, rythmé par le travail du bois, la charpenterie, la mer et les saisons. C’est là que vivait un homme nommé Servul Dumas — parfois appelé Servule selon les anciens — dont la présence discrète a marqué durablement la mémoire du village.

Ancien charpentier, il possédait les mains et l’endurance de ceux qui travaillent le bois. Mais sa vie prit un tournant difficile : solitude, pauvreté, déclin silencieux. Les raisons se sont perdues. Il ne reste que l’image d’un homme qui, après avoir eu sa place dans le village, s’en est progressivement éloigné.


La vie en marge

On disait qu’il habitait une petite cabane, bâtie sans prétention, un abri plus qu’une maison. Sa barbe longue, son manteau usé et sa démarche lente le rendaient immédiatement reconnaissable.

Les enfants du village le regardaient avec un mélange de crainte, de compassion et de fascination : il ne demandait rien, parlait peu, marchait doucement, les mains dans les poches comme pour se protéger du froid et du monde. On ne savait pas s’il cherchait l’aumône ou simplement une forme de présence parmi les autres.

Ce n’était pas un personnage inventé : c’était un homme, avec son histoire difficile, visible par tous.


De l’homme à la sculpture : la naissance d’un symbole

C’est dans ce contexte que les sculpteurs du village — dont plusieurs membres de la famille Bourgault — commencèrent à le représenter. Dans un milieu où l’on sculptait les figures marquantes du quotidien (marins, travailleurs, paysans, vieillards), le Servule devint un sujet naturel.

Sa silhouette se prêtait à la sculpture :

Les premiers Servules sculptés étaient proche du réel. Puis, avec les années, la figure se stylisa : plus voûtée, plus simple, plus symbolique.

Cette transformation n’était pas un manque de respect. C’était une manière de donner forme à une réalité humaine que les artisans connaissaient intimement : la pauvreté silencieuse, l’humilité, l’effacement.


Un personnage surreprésenté : entre tradition et lassitude

Au fil du temps, le Servule devint l’un des sujets les plus reproduits du village. On le sculptait parce que :

Cette abondance eut un effet paradoxal : elle finit par banaliser un sujet qui, à l’origine, portait une charge humaine et sociale forte.

Certains sculpteurs dirent même que “le Servule a tué la sculpture”, non pas en lui-même, mais par l’excès de répétition, par la perte progressive de sens.

Ce n’était pas la faute de l’homme réel. C’était la conséquence d’un motif devenu trop facile.


Aujourd’hui, presque personne ne peut décrire Servul Dumas autrement que par les sculptures qu’il a inspirées. Son image de bois a survécu, mais son existence réelle, elle, a glissé vers l’ombre.

C’est précisément pour cela que ce texte existe : pour rappeler qu’avant d’être un modèle folklorique, Servul Dumas était un être humain, un homme du village, dont la vie modeste a laissé une empreinte inattendue sur la sculpture québécoise.

Dans un monde où l’on se souvient surtout des héros, des artisans ou des figures religieuses, il est important de reconnaître la dignité silencieuse de ceux qui ont marqué l’histoire sans jamais l’écrire eux-mêmes.

Servul Dumas n’a pas sculpté de chefs-d’œuvre. Il n’a pas fondé d’école. Il n’a pas laissé de discours.

Mais son passage dans le village a touché les sculpteurs, au point que son visage et sa posture existent encore aujourd’hui, dans les ateliers, les vitrines, les souvenirs et les mains des artisans.

C’est peut-être là, finalement, la trace la plus humaine qu’un homme puisse laisser.

Sir Jack Raphael