Médard Bourgault : la maîtrise artistique par l’étude des maîtres

Médard Bourgault (1897-1967) est un sculpteur sur bois emblématique du Québec dont le talent fut rapidement comparé à celui des grands maîtres. Comment cet ancien marin, devenu artiste autodidacte, a-t-il atteint une telle maîtrise ? Son journal personnel – un recueil d’écrits rédigés de sa jeunesse jusqu’à sa mort – nous éclaire sur sa méthode : observer inlassablement les œuvres des maîtres, analyser les formes sous tous les angles, et travailler avec rigueur et persévérance. À travers ses propres mots, nous découvrirons comment Bourgault s’inscrit dans la grande tradition de l’apprentissage en art figuratif, faite d’étude assidue des modèles, de répétition des exercices et de transposition créative. Son parcours illustre des valeurs intemporelles – la patience, l’exigence du regard et la passion du beau – toujours pertinentes dans la formation artistique actuelle.

S’inspirer des anciens : un autodidacte à l’école des maîtres

Dépourvu de formation académique, Médard Bourgault a appris en grande partie en observant les œuvres d’autrui et en s’inspirant des maîtres du passé. Humble face à l’héritage de ses prédécesseurs, il écrit : « Quand je contemple les œuvres de nos aïeux, dans le petit nombre qu’il nous reste de nos vieilles églises, je me dis que je ne suis rien à comparer à ces artistes qui étaient de leur temps. » Cette admiration des sculptures religieuses traditionnelles (souvent évincées au XX^e siècle au profit de statues industrielles en plâtre) a nourri chez lui la volonté de « créer chez nous ce qui est nouveau, non pas ce qui est étranger ». Autrement dit, Bourgault voulait développer un art enraciné dans la culture canadienne-française, en étudiant l’exemple des grands artistes d’autrefois pour mieux s’en affranchir et inventer son propre style.

Son apprentissage s’est donc fait à l’« école du regard ». Bourgault insiste sur la capacité à bien observer la réalité, condition essentielle pour reproduire fidèlement un modèle ou une œuvre inspirante. « Il faut voir de ses yeux avec justesse. Il faut voir ce qui est et non ce qui n’est pas. Il faut voir dans la forme les parties belles et les parties laides. C’est-à-dire qu’il faut savoir donner les formes, savoir les proportionner. Par quoi pouvons-nous savoir ceci ? Par l’étude du modèle à sculpter », explique-t-il. Cet extrait de son journal résume sa philosophie : regarder vrai, discerner le beau du moins beau dans un sujet, et comprendre les proportions qui structurent l’ensemble.

De tout temps, l’étude assidue des maîtres a été un pilier de l’enseignement artistique classique. Les ateliers académiques d’hier et d’aujourd’hui encouragent la copie de chefs-d’œuvre et le dessin d’après nature pour éduquer l’œil de l’artiste. Travailler « d’après modèle » reste d’ailleurs central dans les formations contemporaines en art figuratif. Par exemple, certaines académies actuelles mettent l’accent sur les concepts fondamentaux de proportion, ligne, geste, forme et lumière afin d’apprendre à « mieux maîtriser l’expression de la figure humaine ». Bourgault, bien que formé hors des écoles, s’inscrit parfaitement dans cette lignée pédagogique : il a fait de l’observation des modèles et des œuvres son principal outil d’apprentissage, tout comme les peintres et sculpteurs figuratifs continuent de le faire aujourd’hui.

Observer, analyser et comprendre le modèle

À travers son journal, on découvre combien l’étude approfondie du modèle – qu’il soit vivant, sculpté ou imaginaire – était au cœur de la démarche de Bourgault. « On n’étudie jamais trop notre modèle. Il faut surtout beaucoup l’étudier. L’étudier dans toutes ses formes, dans les mouvements, faire de l’étude anatomique du corps humain. Il faut […] faire beaucoup, beaucoup d’études sur l’expression des figures », conseille-t-il. Pour ce sculpteur, toute création figurative exige une phase presque infinie d’observation et d’analyse : il s’agit d’examiner chaque courbe, chaque volume sous différents angles, de comprendre le fonctionnement des muscles et des articulations, et même de s’imprégner de la psychologie des visages pour en rendre l’expression authentique.

Cette approche rappelle la méthode académique classique fondée sur la répétition des études d’après nature. En effet, Bourgault recommande de multiplier les croquis mentaux et les essais : « faire […] de longues rêveries sur des modèles à créer », écrit-il également. Il rejoint en cela les pratiques des ateliers figuratifs où l’on apprend par la copie de modèles vivants ou de plâtres antiques, en affinant sans cesse son dessin. Un tel entraînement développe la mémoire visuelle et la compréhension des formes dans l’espace – compétences que Bourgault a cultivées par lui-même avec une intensité remarquable.

Son ingéniosité allait jusqu’à trouver des solutions peu conventionnelles pour mieux comprendre l’anatomie. Ne pouvant pas bénéficier de cours d’anatomie artistique formels, il utilisa le modèle le plus accessible : lui-même. Lorsqu’il sculpta un crucifix grandeur nature, Bourgault raconte : « Mes premières études d’anatomie ont été sur moi […]. Je posai devant le grand miroir […] et, avec ma gouge, je creusai [le bois] pour en faire sortir les muscles et les os ». Il n’hésite pas à se dévêtir dans son atelier, à prendre la pose du Christ sur la croix devant un miroir, et à observer directement sur son propre corps la saillie des muscles et des tendons, reproduisant aussitôt dans le bois ce qu’il voit. Son épouse, amusée, y voyait une excentricité, mais cette expérimentation audacieuse a permis à l’artiste d’affiner son sens des proportions et du détail anatomique. Par la suite, note-t-il non sans humour, « que de fois [j’ai] retrouss[é] ma culotte pour voir l’agissement des muscles […] toujours devant un miroir » afin de peaufiner un geste d’un personnage masculin, ou trouver la courbe juste d’un bras. Pour les modèles féminins, confie-t-il, il dut faire preuve d’imagination tout en restant « dans la discrétion » – une remarque qui trahit à la fois sa pudeur et son sens artistique, conscient des limites tout en cherchant la vérité du corps humain.

Grâce à cette observation méthodique, Bourgault visait une représentation aussi fidèle que possible à la beauté naturelle. Son idéal était de sublimer le réel : lorsqu’il sculpte des figures sacrées, par exemple, il estime qu’il faut les représenter avec « toute la beauté du corps humain », « [t]oujours s’efforcer à le sculpter plus beau que le plus bel être humain sur terre ». Ces mots reflètent une sensibilité esthétique profonde et un héritage des canons classiques (où l’on cherchait l’idéalisation du modèle). L’artiste se voulait l’élève de la nature et des chefs-d’œuvre admirés, pour atteindre à son tour une forme d’absolu du beau dans la sculpture.

Donner vie à la sculpture : mouvement et « lignes de force »

Si Bourgault étudiait patiemment les proportions et les formes statiques, il n’en oubliait jamais le mouvement – cet élan vital qui anime toute composition réussie. Dans son journal, il fustige le caractère figé de certaines œuvres modernes dépourvues de dynamisme. « Pourquoi ces Christs plantés droits comme des soldats au garde-à-vous ? Pourquoi ces statues sans mouvements ? Pourquoi ces figures taillées en caricatures ? » s’indigne-t-il en observant des statues trop rigides. Cette triple question révèle son attachement aux lignes de force (même s’il n’emploie pas ce terme directement) : pour lui, une statue ne doit pas ressembler à un pantin raide, elle doit suggérer un élan, une grâce, une tension interne – bref, la vie.

Bourgault reproche à certains sculpteurs de son époque d’outrepasser la simplification moderne au point de déformer le corps. En commentant un crucifix au style anguleux, il note ironiquement : « Est-ce que le corps humain est taillé tout en carré et en formes saillantes ? Pas le mien […] Les formes sont arrondies avec douceur ». Ainsi, il défend la courbe naturelle contre la géométrisation excessive. On retrouve ici l’importance qu’il accorde à la ligne harmonieuse et continue – concept cher aux maîtres classiques qui parlaient de linea grazzia (ligne de grâce) ou de flow dans la composition. Ses sculptures, même lorsqu’elles représentent des scènes statiques, cherchent toujours une fluidité visuelle et une expressivité dans la pose. Par exemple, dans ses Chemins de croix ou ses statues religieuses, il introduit subtilement des inclinaisons de tête, des drapés en diagonale, des gestes qui dirigent le regard du spectateur et rompent toute monotonie frontale. Cette approche rejoint les enseignements figuratifs actuels où l’on apprend à “comprendre comment ‘voir’” et à saisir le geste vivant du modèle en pose prolongée. Bourgault, en autodidacte clairvoyant, avait saisi instinctivement la nécessité de ces lignes directrices pour donner une âme à ses œuvres.

Enfin, la composition globale tenait une place essentielle dans son processus de création. Avant même de dégager les volumes d’une pièce, Bourgault prenait soin de tracer les grandes lignes de sa future sculpture directement sur le bois. « Alors je traçai sur mon bloc de bois les principales lignes avec le ciseau. Je taillais […] pas trop gros, de peur de trop en ôter. Enfin, il est ébauché », raconte-t-il à propos d’une de ses premières œuvres. Ce témoignage nous montre un artiste qui planifie ses masses et ses directions majeures dès l’ébauche, comme un peintre esquisserait les lignes de force sur sa toile. Cette rigueur dans la préparation de la composition permettait à Bourgault de conserver l’équilibre de ses scènes sculptées, même lorsque celles-ci comportaient plusieurs personnages ou détails narratifs. Chaque élément devait trouver sa place et contribuer à l’harmonie de l’ensemble.

Rigueur, persévérance et style personnel : un héritier de la tradition académique

Au fil des pages de son journal transparaît la personnalité d’un artiste travailleur, tenace et entièrement dévoué à son art. Bourgault martèle l’importance de la discipline et de l’effort continu pour qui veut progresser : « C’est la persévérance et la ténacité qui font la main du sculpteur et c’est la main qui fait le ciseau », affirme-t-il. Autrement dit, seul le travail répété forge l’habileté manuelle et la maîtrise technique. Cette valeur pourrait figurer en bonne place dans n’importe quel atelier d’art, tant elle est universelle. D’ailleurs, la formation classique aux arts figuratifs a toujours véhiculé des valeurs d’éducation comme la rigueur et la persévérance, et prôné la « réussite par le travail ». Bourgault, bien qu’en dehors du circuit scolaire, illustre parfaitement cette éthique : jamais découragé par une œuvre manquée ou une critique, il recommence, corrige, apprend de ses erreurs et poursuit sa quête. Il conseille d’ailleurs aux jeunes sculpteurs de ne « jamais se décourager […] ni par les critiques ni par les pièces mal réussies », car chaque échec apparent est une leçon pour s’améliorer.

Sa persévérance se voit aussi dans sa capacité à surmonter les obstacles matériels. Durant les années 1930, il doit subvenir aux besoins d’une famille nombreuse (dix-huit bouches à nourrir, note-t-il) et accepter des commandes conformistes pour gagner sa vie. Dans son journal, Bourgault exprime parfois sa frustration de ne pouvoir créer librement « quelque chose de création véritablement canadienne », car « [i]l faut toujours que ça soit d’après des créations d’artistes étrangers » imposées par les commanditaires. On vient sans cesse lui demander de reproduire à l’identique de petites images pieuses ou des statuettes importées. Plutôt que de céder à l’amertume, il relève le défi avec astuce : « Il faut accepter des choses avec regret […] Mais par contre, je les triche un peu. Je fais à mon idée dans les expressions, des expressions canadiennes […] et dans le drapé. J’ai mon style, mes clients en sont satisfaits sans s’apercevoir […] que je me suis fiché de leur modèle ». Ce passage savoureux montre comment Bourgault pratiquait la transposition créative : partant d’un modèle imposé (une Vierge italienne, un Saint du catalogue…), il introduisait subtilement des traits inspirés de son terroir – visages aux airs de son village, plis de vêtements rappelant le vent du Saint-Laurent, etc. –, façonnant ainsi une œuvre certes proche de l’original pour contenter le client, mais imprégnée de sa patte personnelle. Cette capacité à apprendre en copiant puis à s’émanciper du modèle est au cœur de l’apprentissage artistique depuis la Renaissance : les grands maîtres eux-mêmes commençaient par imiter leurs aînés avant de trouver leur voie propre. Bourgault s’inscrit donc dans cette tradition d’étude des maîtres puis de dépassement des maîtres, et c’est ce qui lui a permis d’atteindre un niveau de maîtrise salué par tous.

En fin de compte, la formation de Médard Bourgault a été le fruit d’un dialogue constant entre le passé et le présent, entre l’observation minutieuse et la création originale. « Je n’ai jamais eu d’autres pour maître que Dieu et Saint-Joseph », avoue-t-il, conscient de n’avoir suivi aucune école. Son école à lui fut celle de la vie, du travail et de la foi. Il a développé son art à force de curiosité insatiable et de labeur, gagnant ainsi une dextérité et un sens artistique comparables à ceux d’artistes académiquement formés. Ses écrits témoignent d’une profonde joie esthétique devant la beauté du monde – « Je vois toutes les beautés que Dieu a créées avec une grande joie qui est indescriptible », s’enthousiasme-t-il – et d’une volonté de transmettre cette beauté à travers le bois sculpté. Bourgault a aussi participé à la transmission du savoir en fondant avec ses frères une école de sculpture dans son village de Saint-Jean-Port-Joli en 1940, assurant la relève et plaçant son œuvre dans la continuité d’une tradition vivante.

Ainsi, en étudiant sans relâche les maîtres – qu’il s’agisse des sculpteurs anonymes de la Nouvelle-France, des grands artistes sacrés européens ou du modèle éternel qu’est la nature – Médard Bourgault a pu s’élever au rang de maître à son tour. Son parcours rappelle aux artistes d’aujourd’hui que la technique et la vision se construisent patiemment, par l’observation, la répétition et la passion. Rigueur, persévérance et sensibilité forment la trilogie gagnante qu’illustre la vie de Bourgault, un créateur enraciné dans son terroir mais universel dans son message : aimer l’art, c’est d’abord aimer apprendre.

RMB

À lire aussi